Monologue en désordre

Trop. Toujours trop. Ou pas assez. Mais surtout trop. Trop intense, trop dispersé, trop sensible, trop maladroit, trop bruyant. Trop. Et pas assez conforme. Pas assez rassurant. Pas assez linéaire. Pas assez lisible. Trop capable mais pas assez dans la norme, trop bizarrement brillant, pas assez réductible à une phrase d’accroche. Bref, pas comme il faut. Ce qui fait de moi une énigme fatigante dans un monde qui ne veut surtout pas de mystère. Alors je dérange. Pire : je dérange sans qu’on me le dise.

Pourtant, un jour, on m’a dit que j’avais un potentiel. Un vrai. Le genre de phrase qui claque. Mais personne n’a jamais su où le mettre, ce potentiel. Alors il s’est mis là où il pouvait : partout. Et surtout : nulle part.

Ils ont un mot pour ça : atypique. Ils l’adorent, ce mot. Profil atypique. Parcours atypique. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire : on ne sait pas quoi faire de vous. Vous n’êtes pas standardisable. Vous êtes chiant quoi. Mais ils ne le disent pas comme ça. Ils disent : intéressant. Ils l’encadrent même avec des guillemets. Comme s’ils regardaient un animal inconnu, potentiellement dangereux, comme s’ils étaient confrontés à une maladie rare : intéressante à étudier, mais, surtout, à éviter de trop approcher. Un cas d’école : fascinant, mais inemployable.

Ce matin encore, dans le miroir, cette tête. La mienne. Ce pli entre les sourcils qui dit « tu penses trop », « tu t’inquiètes trop », « tu existes trop ». J’ai mis de l’anticerne. Comme on maquille une vérité qui fait tache. J’ai fait tout ce qu’il fallait, tout ce qu’ils disent qu’il faut faire « quand on se cherche » : coaching, bilan de compétences, thérapie. J’ai même rempli des tableaux Excel de moi-même : forces, faiblesses, motivations. J’ai priorisé mes valeurs, j’ai colorié mes compétences, j’ai rédigé ma vision. Autopsie émotionnelle.

Et maintenant ? Maintenant je me connais, merveilleusement bien. Bravo. Et alors ? Qu’est-ce que j’en fais ?

Je suis fatigué. Non, pas fatigué. Je suis en colère. En colère. Pas une colère flamboyante, pas une révolte. Non. Une colère étale, sourde, collante. Une colère de vieux jeune. Une colère d’usure. C’est une colère qui fatigue. Qui transforme l’énergie en cynisme. J’ai vu des offres d’emploi, j’ai ri. « Esprit d’équipe, autonomie, adaptabilité, capacité à gérer le stress, proactivité, sens du client ». Ils cherchent une licorne. Moi, je suis un lama. Un lama énervé. Je ne suis pas normal. Je ne le serai jamais. Mon cerveau ne pense pas en lignes droites. Il trace des spirales, des pistes cyclables dans des jungles. Il connecte des points qui ne demandent rien. Il voit des motifs là où les autres ne voient que du bruit. C’est beau, parfois. Brillant, même.

Et on me dit « sois toi-même ».

Mais, la vérité, c’est qu’ils veulent une version digeste. Un moi-même aseptisé, monté en kit, avec une police sans serif. Ils veulent l’esprit d’équipe, mais seulement si c’est l’équipe qui pense pareil. Ils veulent de la créativité, mais formatée. De l’innovation, mais sans imprévu. De la différence, mais régulée. Ils veulent du peps, de la couleur, mais dans les limites du Pantone. Du rose #FF69B4, du vert ##A8D645. Surtout pas du vrai rouge. Surtout pas de matière. Pas d’épaisseur. Pas de trouble. Ils veulent du flashy, mais pas du vivant. Du décor, pas du dérangement. Ils veulent un sapin de Noël qui clignote au bon moment. Ils veulent des CV bien lissés, des parcours propres. Ils veulent du linéaire, du prévisible, du conforme.

Le vrai moi, il déborde. Je suis une slide de trop dans leur PowerPoint. Une couleur qui sature. Ça fait planter leur système. Il prend trop de place dans leurs réunions, trop de lignes dans leurs bilans. Il agace. Je suis trop souple pour leur cadre rigide, mais pas assez docile pour leur structure molle. Je suis cette personne qu’on ne sait pas projeter. Je suis ce profil qui fatigue les recruteurs. Ce trop-plein sans point d’entrée. Un « potentiel » à surveiller. À recadrer. À reformater. Qu’on interroge comme un mystère épuisant.

Alors, on me regarde. Un peu ébloui, puis tout de suite mal à l’aise. Et on me dit, d’un ton poli : « vous n’êtes peut-être pas prêt à vous acculturer ». Tu parles. Je suis quelqu’un qui sait faire. Trop de choses. Trop vite. Trop bien. Et ça, ça leur fout la trouille.

Et tu sais quoi ? J’ai failli les remercier, moi aussi. Parce que je ne veux plus entrer là-dedans. Parce que je suis en colère de devoir me tordre pour être presque acceptable. De devoir traduire ce que je suis en bullet points, en storytelling convaincant. Je suis en colère, fatigué d’essayer d’être à la bonne distance de moi-même. Je suis le chat de Schrödinger. Coincé dans une boîte.

Et peut-être que c’est ça, mon point de départ. Peut-être que je suis un peu comme une phrase trop longue. Une phrase à tiroirs, à virages, avec des silences en embuscade. Une phrase qu’on ne peut pas lire vite. Qu’on ne peut pas résumer. Et peut-être que ceux qui savent lire ça, eux, ne sont pas encore là.

Ce que je voudrais, c’est qu’on ouvre la boîte. Qu’on regarde vraiment. Qu’on voie que je suis là. Vivant. Pas conforme. Pas calibré. Mais présent. Je suis. Avec mes couleurs. Et je ne les atténuerai pas.