C'est temporaire
Ça fait des semaines que j’y pense. Changer de tête. Pas au sens propre : je ne vais pas changer d’os, hein. Ce n’est pas de la chirurgie, mais un petit coup de neuf. Une variation. Une métamorphose contrôlée. Parce que ma tête, soyons honnêtes, elle a vécu. Je la connais. En photo, en reflet, en Visio. J’ai le menton un peu fuyant, un nez pare-soleil, la peau sensible aux caprices hormonaux. Et puis ces foutus points noirs, omniprésents, enracinés comme s’ils avaient signé un bail à durée indéterminée. À leurs côtés, de nouveaux arrivants : ces sillons, discrets mais bien là, aux coins des yeux, sur le front. Ce n’est pas laid. C’est le temps. Une sorte de poésie gravée.
Alors, je me dis, à défaut d’avoir un nouveau nez ou une mâchoire de cinéma, pourquoi pas une coupe ? Un changement visible. Symbolique. Un petit coup de théâtre capillaire. Bref, j’avais besoin de changer. Pas d’effacer. Juste de réinventer un peu. D’envoyer un signal à moi-même : « Tiens, regarde, c’est toi, mais version alternative. »
Alors, j’en parle à mon coiffeur, qui est aussi un ami. Je lui dis : « On change ? » Lui est partant. Et moi, comme souvent, je procrastine. Je repousse. Je trouve des excuses. Et puis un jour, sans raison, je me décide.
— Allez, on tente une permanente ? qu’il me dit.
— Une permanente ?
— Une permanente. Avec des boucles. Des vraies.
Mon Dieu. Bon. D’accord.
Je m’installe. La pose des bigoudis commence. L’instrument de torture le plus sournois du XXIe siècle. Ça tire. Ça vrille. J’ai l’impression qu’on essaie d’extirper mes pensées par le cuir chevelu. Et ça dure. Et ça serre. Et moi, je serre aussi. Les dents. Les mains. Le ventre. La migraine s’invite à la racine, polie mais insistante.
Puis, le produit. Je dis bien « le » produit. Celui qui appartient à une époque où on « en grillait une » dans les salons, en lisant \_Marie Claire\_et où le téléphone sonnait en rotatif. Madeleine de Proust du siècle dernier. Pisse de chat concentrée. Fumée d’ammoniaque. Si Satan faisait un shampoing, ce serait celui-là. Ça pue. Et là, une montée. Sueurs. Vertige. Le corps dit non. Malaise vagal. Pas total, ouf, juste l’avant-goût. Je l’ai senti venir. Alerte, mon coiffeur a rapidement mis mes jambes en l’air et du chocolat dans ma bouche. On tient bon. Je tiens bon. Stoïque. Guerrier.
Enfin, les bigoudis tombent. La libération. La révélation. Une crinière ! Une cascade de boucles ! Je ne me reconnais pas. Je suis une version twistée de moi-même. Une vibe. Et je m’aime bien, en fait. Je souris comme dans une pub des années 90.
Mais voilà. Je vois ma sœur.
— Mais c’est quoi, ces cheveux secs ?
Et ma mère :
— C’est dommage, ils ne brillent plus…
Bon. Je me dis : soit. Écoutons les sages. C’est rare, mais ça m’arrive. Je cours acheter une huile capillaire pour hydrater tout ça. Tu vas voir, ça va briller ! Moi, quand j’hydrate, je ne fais pas semblant. Je bénis mes cheveux comme un vieux prêtre orthodoxe : de l’huile en pluie, en torrent, en offrande. Je masse, j’enduis, je sature. Je tartine tout, je me transforme en toast de luxe. Racines, pointes : tout y passe.
Et je sors, content. Sauf que voilà. Jardinage. Soleil. Et moi qui recommence le lendemain. Et le surlendemain. Et encore après. Devant le miroir… stupeur. Je suis… jaune. Pas blond. Pas doré. Jaune. Banane mûre. Cheveux curry. Avec des tons curcuma. Une coloration tikka masala. Je suis la carte des épices de Bombay.
Heureusement, j’ai rendez-vous chez le coiffeur. Il me voit. Blêmit.
— Mais qu’est-ce que t’as fait ? T’es jaune !
On a bien ri. Jaune, évidemment. On a posé une couleur pour rattraper le coup. Une teinte « retour à la normale ». Mais pas trop normale. Parce que cette permanente, même temporaire, m’a laissé un truc. Quelque chose a bougé. Cette sensation de regard plus doux dans la glace. Cette petite confiance revenue. Ce goût du jeu, du risque, du « tiens, si… »
C’est peut-être ça, la vraie permanence : ce qui reste, quand les boucles s’en vont.
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