La position du piston

C’est un de mes moments préférés. Enfin… quand j’arrive à ne pas le saboter moi-même. Parce que, soyons clairs, tout est propice à la distraction. Mais pas cette fois. Cette fois, je suis concentré. Je balaie la pièce du regard comme un metteur en scène au moment clé de son chef-d’œuvre. Les doigts l’effleurent avec une délicatesse presque sacrée. J’inspire profondément. Expire lentement. Je hume l’odeur qui flotte dans l’air. Une douce chaleur traverse mon corps. Je me tiens là, mains sur les hanches, fier. C’est que ce n’était pas gagné d’avance. Ces choses-là demandent du temps, de l’énergie et, surtout, une envie. Le temps, je l’ai rarement, je cours après. Il faut être en forme aussi, avoir assez d’énergie, sinon le travail est bâclé et le résultat n’est guère satisfaisant. Et il faut avoir l’envie enfin : le saint Graal de la motivation. Or, moi, je suis comme un chiot devant trois balles lancées à tous azimuts : toujours en train de courir partout, jamais vraiment là où il le faut.

Mais là, miracle. Conjonction des astres domestiques : enthousiaste comme un gosse à Noël, je m’y suis mis.

D’abord, la musique. Pas question de me lancer sans. Mais attention, pas n’importe quoi : il me faut du subtil, du calibré. Il me faut une ambiance. J’avais envie de quelque chose d’à la fois entraînant et serein, rythmé mais pas trop. Une musique qui soutient sans envahir. Hip-hop ? Tentant, mais trop de paroles. Je risque de partir en battle avec moi-même. Rock ? Non plus : je finis toujours par sortir la serpillère et me prendre pour Freddie Mercury. Classique ? Oui, définitivement. Mais pas un truc trop pompeux avec trompettes, clarinettes et toute la cour du Roi soleil. Le choix fut rapide : ce sera du Ludovico Einaudi. Certes, pas très original, mais c’est de loin un de mes artistes préférés. Ce bon vieux Ludovico. Avec lui, tout devient immédiatement plus mieux. Tu pourrais lessiver un mur ou plier des chaussettes en fond sonore, tu aurais l’impression de préparer une œuvre d’art. J’adore. Sa musique est plutôt classique, mais contemporaine, simple, élégante. Oui, c’est un bon choix, ce sera parfait.

Je saisis donc mon téléphone portable et lance la lecture sur nos haut-parleurs connectés. Ils sont géniaux : nous en avons deux et profitons donc d’un son en stéréo, pour une expérience immersive totale. Je règle subtilement le volume pour être certain d’entendre toutes les nuances mélodiques, tout en veillant à ne pas dépasser un certain niveau sonore. Si le son m’englobe complètement, j’ai une certaine propension à me laisser emporter, parfois au point de me catapulter dans une transe digne d’un gourou spirituel. Et là, ce ne serait pas opportun. Ah tiens, je n’ai pas écouté Divenire depuis longtemps. Peut-être que je devrais changer pour un autre album. Non, non, focus. Je secoue la tête pour chasser les pensées parasites.

La musique est prête. Premier checkpoint validé.

Il est temps de préparer la pièce. Chaque objet à sa place, rien qui dépasse. Je vire tout ce qui pourrait m’entraver. Une chaise mal positionnée ? Hors de question. Une tasse de café à moitié vide sur le bord de la table ? Danger imminent. J’entame une danse frénétique à travers tout l’appartement. Oui, je me suis emporté et ai rapidement étendu le périmètre de mes déplacements hors de la pièce concernée. À un moment, je me surprends à plier un plaid sur le canapé. Pourquoi un plaid ? Pourquoi maintenant ? Aucune idée, mais tant qu’à faire, autant qu’il soit bien droit. Il faut que ce soit parfait. Alors j’embrasse du regard mon environnement, l’analyse dans le détail. Ah, ce cadre est un peu de travers. Je lève les bras pour le redresser, puis m’interromps : non, concentre-toi. Ce n’est pas non plus le moment de jouer les Marie Kondo.

Je fais une pause. Inspire. Expire. Je visualise chaque mouvement à venir. Par quoi commencer ? Par les gestes simples, évidemment. Il ne faudrait pas que je me lance tête baissée dans une opération complexe et rate tout. Le moment serait gâché. Et ce n’est pas comme si je pouvais recommencer. Mon cerveau s’emballe. Et si je faisais une simulation ? Ou une liste ? Un plan d’action ? Peut-être que je devrais inventer une appli pour ça. Stop. Arrête de penser. Respire.

Fais chier ! Les transitions : je n’y ai pas pensé. Car oui, les transitions sont tout aussi, si ne n’est plus, importantes que l’action en elle-même. Mal négociées, le rythme de tout l’ensemble peut en pâtir, et par ricochet l’enchaînement des gestes, qui deviennent alors moins fermes et plus hésitants. Le doute s’immisce. Le cerveau repart… là, c’est foutu, fichu, irrécupérable, kapout. Je respire un grand coup. Non, ça va le faire. Tu l’as déjà fait. C’était super, tout s’est bien passé. Et tu as eu du plaisir. Arrête de te mettre une pression de malade, c’est censé être un moment agréable. Et il n’y a pas besoin que ce soit parfait. Le fond, pense au fond. Ta psy te l’a dit une fois et ça t’a marqué : ne pas privilégier la forme au détriment du fond. Allez, c’est parti.

Premier mouvement un peu tremblant. Il faut dire que cela fait longtemps que je n’ai plus fait ça. Et j’ai peur de mal faire. Mais ça se passe bien, et de mieux en mieux. Mes gestes gagnent à mesure en assurance, deviennent plus précis, rapides, nets. Les transitions sont parfaites, tout est fluide. Le rythme de la musique s’accélère, c’est un morceau en crescendo. Ah qu’est-ce que j’aime cette mélodie ! Mais je garde la tête froide, je suis concentré. Car le moment critique approche, il ne faudrait surtout pas en mettre partout.

Le piston résiste légèrement, juste assez pour me faire douter. Mon cœur s’emballe. Et si je dérapais ? Et si l’encre giclait partout ? Je respire un grand coup façon yoga, sauf que je ne fais jamais de yoga. Trop risqué : ces histoires de pieds nus, non merci. D’un geste presque tremblant, je commence à dévisser. L’encre commence à glisser, lentement, hypnotique. Je me fige. Une bulle apparaît. Oh non. Une bulle d’air. Est-ce que ça va éclater ? Je ne bouge plus. Je ne respire plus. Je suis une statue humaine. La bulle remonte tranquillement, innocente, et éclate dans un petit ploc. Rien. Pas une éclaboussure. Mon cœur reprend son rythme. Tout va bien. Je me surprends à sourire. Peut-être un peu trop. Ça commence à devenir bizarre. Mais je suis à fond. Mes gestes se font plus précis, plus confiants. C’est une symphonie d’efficacité. Le piston tourne parfaitement, l’encre s’écoule en douceur, chaque mouvement est fluide. C’est beau. C’est presque poétique. À ce moment-là, je me dis que je pourrais probablement faire des vidéos ASMR de nettoyage de stylo, et devenir une star d’Internet. Oui, ASMR. Pour Autonomous Sensory Meridian Response. Vous ne connaissez pas ? Je déteste : ça me tend direct. Pourtant, la dégustation de cornichons aigres-doux avait fait fureur il y a quelque temps. Bref, passons.

Le moment critique arrive. Le piston est vide, mais le danger est toujours là : le moindre faux geste, et c’est le drame. Je prends mon chiffon, essuie délicatement le bec. Mais mon cerveau, lui, s’agite déjà ailleurs. Et si je changeais d’encre ? Est-ce que je devrais essayer ce nouveau bleu que je n’ai jamais utilisé ? Oh, et pourquoi pas le vert ? Ça irait avec mon nouveau carnet. Mais est-ce que je ne devrais pas finir celui que j’ai entamé avant de commencer à gribouiller sur un tout neuf ? STOP. Focus.

Dernière étape : je nettoie le corps, l’épaule, l’œil et la fente avec la précision d’un horloger suisse. Pas une trace ne doit rester. L’or de la plume brille sous la lumière tamisée. Mission accomplie. Je repose mon instrument sur son petit chiffon, l’admire. Je recule, le sourire béat. Je suis fier, tellement fier. Mais une voix dans ma tête s’étonne : sérieusement ? Tu viens de nettoyer un stylo et tu te sens comme si tu avais escaladé l’Everest ? Oui. Oui, et alors ?

À moitié euphorique, à moitié fatigué, mais satisfait. Et ça, c’est tout ce qui compte : je suis heureux.